samedi 19 janvier 2008

Un bon gars, le Canada?

Voici un article, signé Guy Taillefer et publié dans le quotidien Le Devoir de ce samedi, qui invite à une certaine méditation... Bonne lecture !

Nos sociétés minières creusent le Tiers-Monde pour son or, ses diamants et son cuivre. Le font-elles de façon responsable? Les Canadiens aiment bien se bercer de la bonne réputation du Canada sur la scène internationale. Ont-ils toujours raison de le faire? En Afrique, cela revient à faire l'autruche devant la montagne d'allégations incriminantes pesant sur les compagnies minières canadiennes, qui creusent le continent pour son or, ses diamants, son cobalt et son cuivre... Portrait d'une situation qui écorche notre image de «bon gars».

Le prix de l'or touchant des sommets ces derniers temps et celui du cuivre ayant quadruplé depuis 2000, on serait en droit de penser que dans le lointain Congo-Kinshasa, dont le sous-sol regorge d'une richesse minière inouïe, le commun des Congolais en tire quelques bénéfices sociaux et que son gouvernement, malgré la corruption qui le grève, est un tant soit peu en mesure d'améliorer les services à la population. D'autant que les compagnies minières qui s'y activent sont de gentilles et généreuses entreprises enveloppées dans le drapeau canadien de la conscience sociale, de l'aide au développement et de la lutte contre la pauvreté.

Pas si sûr. En fait, nulle part ailleurs qu'en Afrique peut-être n'est autant égratignée notre fameuse réputation. La liste est très longue des ONG et des experts onusiens qui s'époumonent depuis une dizaine d'années à dénoncer cette mystification en particulier et le manque de responsabilité sociale en général dont font preuve des multinationales étrangères faisant des affaires sur le continent africain: Human Rights Watch, Entraide missionnaire, Mining Watch, Partenariat Afrique Canada, Rights and Accountability in Development, Halifax Initiative... «Des sociétés canadiennes, épaulées par notre gouvernement, affligent l'Afrique tandis que se poursuivent chez nous, loin des violences, les discours lénifiants dont nous nous délectons à notre propre sujet.» Propos mordants d'Alain Deneault, animateur du Collectif Ressources d'Afrique, qui fera paraître en avril prochain, chez Écosociété, un brûlot intitulé Noir Canada.

Illustration probante: l'est de la République démocratique du Congo (RDC), une région grande comme l'Europe occidentale, théâtre à partir de 1996 de ce qu'on a baptisé la «Première Grande Guerre africaine» (quatre millions de morts en cinq ans), ouverte avec le renversement du dictateur zaïrois Mobutu Sese Seko.

Deneault et bien d'autres s'en prennent au réflexe que nous avons de réduire le conflit qui perdure dans les Grands Lacs, s'articulant autour du «pillage» à grande échelle des ressources naturelles, à des affrontements ethniques et africo-africains n'ayant jamais engagé que la RDC, le Rwanda et l'Ouganda, «comme si la crise n'était point l'oeuvre, en très grande partie, de sociétés minières et pétrolières occidentales, majoritairement canadiennes, qui plus est». Il est important, plaide-t-il, que les Canadiens soient mis au parfum «des crimes de guerre commis en leur nom»: après tout, ne les financent-ils pas par l'entremise de leurs REER, de leurs portefeuilles d'actions et de leurs cotisations aux fonds de retraite?

Par exemple, le Régime de pension du Canada avait investi en Bourse, au 31 mars 2006, quatre millions de dollars dans la société canado-australienne Anvil Mining, qui exploite notamment une importante mine de cuivre et d'argent à Dikulushi, dans le sud-est de la RDC, près de la frontière zambienne. Anvil, qui a ses pénates à Montréal, avait été mêlée à une sale affaire deux ans plus tôt, en octobre 2004, en fournissant aux forces armées congolaises le soutien logistique (avions, camions, vivres) nécessaire pour mater une rébellion. Une mission de l'ONU avait ensuite établi que, grâce à ces ressources, des violations des droits de la personne avaient été commises par l'armée. Anvil a toujours protesté de son innocence, affirmant qu'elle avait obéi à un ordre militaire de réquisition.

Bradage

Plus largement, on reproche à des entreprises canadiennes comme Anvil, AMFI, Emaxon, First Quantum Mining (FQM), Kinross, Lundin et Barrick Gold, ainsi qu'à la pétrolière de Calgary Heritage Oil, d'avoir en sous-main tiré des ficelles politiques et financières en RDC, à partir du milieu des années 1990, au moment où Mobutu -- qui aura du reste eu le temps d'accumuler une fortune évaluée à 40 milliards à sa mort, en 1997 -- commence à être lâché par ses alliés occidentaux, les États-Unis en tête. Ces sociétés investissent alors le pays et soutiennent la rébellion de Laurent-Désiré Kabila contre le vieux dictateur en échange de «contrats abusifs» qui leur procurent des monopoles miniers formidables dans la boîte de Pandore que devient l'Est congolais, avec, à la clé, une montée en flèche de la valeur de leurs titres cotés en Bourse au Canada -- au grand bonheur des actionnaires.

«En un temps record, résume Deneault, le Congo que pillait si allègrement Mobutu deviendra un creuset ouvert désormais à quiconque aura la force d'occuper l'espace.» Dans la foulée, dit-il, s'étiole le peu de revenus fiscaux que l'État distribuait encore aux Congolais.

Le chaos de ces années de guerre et de déliquescence étatique donne lieu, en effet, à un bradage phénoménal du patrimoine minier national, pour le plus grand bénéfice des multinationales. Certains évaluent que les Congolais sortent aujourd'hui de cet enfer privés de 70 % de leur richesse minière. Ont été carrément bradés, dans le processus, les meilleurs gisements de la Gécamines, la société d'État congolaise qui fut longtemps l'épine dorsale de l'économie nationale. Le pays est devenu un «libre-service où se croisent des réseaux mafieux de toutes origines», déplore la grande spécialiste belge Colette Braekman, dans Le Troisième Pillage du Congo.

Abondent les cas documentés de ce «vol institutionnalisé». C'est ainsi que, par exemple, le Congo serait privé de la moitié de ses revenus diamantaires à la suite de la conclusion d'une entente au rabais conclue entre la MIBA, une autre société d'État, et Emaxon. Les «creuseurs artisanaux» obtenaient, en 2005, entre 26 et 27 $ le carat; la MIBA ne toucherait d'Emaxon que la moitié de ce montant.

Le jeune Joseph Kabila, qui prend le relais à la présidence congolaise de son père tué dans un attentat en janvier 2001, puis qui remporte en 2006 les premières élections libres à se tenir dans le pays en plus de 40 ans, poursuivra pour l'essentiel la même politique. Un accablant rapport d'experts de l'ONU publié en 2002 enfonce le clou en éclairant les collusions douteuses auxquelles se sont livrées certaines minières en contrepartie de l'obtention de droits. Cinq compagnies canadiennes sont pointées, parmi d'autres, dans le gênant rapport du Groupe d'experts sur l'exploitation illégale des ressources naturelles et autres formes de richesses en RDC, qui les a accusées de violer les règles d'éthique de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en matière de transparence et de droits humains. Elles nieront toute irrégularité. Les experts pointent notamment FMQ pour avoir versé une somme de 100 millions de dollars à des ministres congolais.

Laisser-faire

Le rapport onusien recommandait aussi que les gouvernements où sont basées les compagnies «assument leur part de responsabilité». L'horizon serait en effet moins désespérant pour les Congolais, estime Denis Tougas, d'Entraide missionnaire, si le gouvernement canadien, devant la somme impressionnante d'allégations, ne continuait pas de ne s'en tenir qu'à des mesures «volontaires» et «incitatives».

D'autant que la présence canadienne se fait partout sentir dans l'opaque industrie minière mondiale. À l'échelle de la planète, plus d'une compagnie minière sur deux serait au moins en partie canadienne. En 2003, 53 % des entreprises minières actives en Afrique étaient canadiennes. Elles sont présentes en Zambie, au Botswana, en Guinée, au Niger, en Tanzanie, au Zimbabwe, au Mali, en Angola... Ensuite, 60 % de l'ensemble des sociétés minières sont enregistrées à la Bourse de Toronto, une place boursière dont les détracteurs n'ont de cesse de dénoncer la permissivité.

Permissivité? Cette Bourse abrite plus de 1000 sociétés minières de partout dans le monde, ce qui en a fait leur capitale financière, mais aussi, disent les critiques, un paradis de la spéculation et une couverture judiciaire, avec le soutien politique et diplomatique d'Ottawa. À l'une ou l'autre des entreprises mises en cause, ont apporté leur contribution, à titre notamment de conseiller spécial, les anciens premiers ministres Joe Clark, Brian Mulroney et Jean Chrétien.

Contrairement à ce qui se fait à New York, on n'obligerait pas à Toronto les sociétés brassant des milliards à faire une distinction claire entre leurs ressources potentielles et les réserves avérées. Concrètement, cela donne lieu à un flou: des concessions minières peuvent demeurer longtemps inexploitées pendant que les compagnies qui en ont obtenu les droits verront la valeur de leurs actions continuer de grimper. L'une des urgences, estiment les défenseurs des droits de la personne, est de mettre les populations à l'abri de l'arbitraire des cours financiers, afin d'éviter que la convoitise ne transforme un gisement prometteur en zone de conflits et en accélérateur d'appauvrissement social.

D'où ce jeu de mots entendu par M. Tougas quand il était au Congo-Kinshasa en novembre dernier: «Les propriétaires de minières sont moins des travailleurs de brousse que des opérateurs en Bourse.»

De tous ces procès, le vice-président d'Anvil, Robert LaVallière, n'a cure. «Nos activités sont apolitiques.» L'industrie minière ne mérite pas, dit-il, la sale réputation que lui font des médias et des ONG. «Nous payons 30 % d'impôt, des redevances de 2 %; 10 % des profits nets de notre mine de Dikulushi vont aux communautés locales. Nous construisons des écoles, des cliniques, des routes... »

Du reste, affirme-t-il, il ne faut pas mettre toutes les minières dans le même sac. Il assure que la «gouvernance» des entreprises en général et celle d'Anvil en particulier s'améliorent en matière de responsabilité sociale et de développement durable. Occulte, le monde minier? Il en récuse l'idée: «Les sociétés cotées en Bourse, que ce soit à Toronto, à Londres ou en Australie, sont tenues à des exigences de transparence.»

source : Le Devoir

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